(nora) wasted youth

Tu te souviens d'une époque un peu plus gaie. Toi, Sutton et Papa, à courir dans le jardin. Ca n'a toujours été que vous trois, quand on y pense. L'homme essaie d'attraper sa fille haute comme trois pommes, alors qu'elle court aussi vite qu'elle le peut pour lui échapper. Et Sutton qui rit, rit à s'en tordre l'estomac. Y'a cette image qui reste coincée dans ton esprit. Qui s'invite quand tu peines à dormir. T'étais gamine, t'as du mal à bien t'en rappeler. T'es même pas sûre que ce soit vraiment arrivé, en fait. T'as parfois l'impression de l'avoir rêvé et ça ne t'étonnerait même pas. L'inconscient joue souvent des tours à l'enfant en mal d'amour. Le souvenir tient la gamine épuisée éveillée. T'as peur qu'il s'oublie. Fantasme enfermé. Fantasme envolé.

i woke with this fear
what am i leaving
when i'm done here?

« Regarde-toi, pas étonnant que maman soit partie ! » La porte d'entrée s'ouvre en trombe. C'est Sutton qui en sort, la rage au ventre, poursuivi par leur père en titubant. Toi, plus discrète, les rejoins quelques minutes plus tard. La scène est irréelle et pourtant vous y semblez habitués. « Si tu pars c'est fini, tu m'entends ? Tu ne nous reverras jamais, Nora et moi. » Encore un dîner qui a mal tourné. De toute façon, les Chamberlain n'avez jamais été le genre de famille à vous réunir chaque soir pour vous raconter votre journée. Votre père rentrait toujours quand bon lui semblait, jamais vraiment sobre. Depuis que maman était partie, dix ans plus tôt, il n'avait jamais véritablement remonté la pente. Il ne lui restait plus que ses deux enfants et même eux, il ne semblait pas s'en soucier. « Parce que tu crois que je vais la laisser seule avec toi ? » C'est seulement maintenant qu'ils semblent tous les deux réaliser ta présence. T'as tout juste seize ans alors que tu te tiens sur la pelouse devant la maison, sac sur le dos, prête à partir. Cette occasion, t'en as souvent rêvé. Plaquer ton alcoolique de père et partir loin, très loin, jusqu'à ce qu'il n'ait plus aucune emprise sur toi. « Nora, dégage dans ta chambre. » Tu sens la poigne de ton père se refermer autour de ton poignet. De colère, il te fait mal. T'en aurait sûrement les marques demain. C'était la seule et unique fois qu'il t'avait touchée mais c'était déjà la fois de trop. « Lâche-moi ! » Dans un excès de rage et de douleur, tu hurles. Malgré l'heure tardive et la scène sur la pelouse, les voisins ne sortent pas. Ils ont l'habitude. Le quotidien des Chamberlain a toujours été plus ou moins mouvementé. Et dans un quartier mouvementé comme celui-là, chacun ferme les yeux quand ça l'arrange. « Je ne la laisserai pas avec un ivrogne comme toi ! » Tu en profites pour te défaire de l'emprise de son père avant de te réfugier auprès de ton frère, qui t'emmène vers la voiture avant de s'arrêter sur sa route. « Essaye un peu de me la prendre et j'appelle les flics. » T'as bien du mal à y croire. Lui qui n'avait jamais voulu reconnaître qu'il avait des gosses, voilà soudainement qu'il voulait les garder ? Tu arrêtes toute action pour te retourner vers lui. L'homme est au bord des larmes. Jamais tu ne l'avais vu aussi désespéré. Quel comédien. Heureusement, Sutton ne tombe pas dans le piège. « Oui, appelons-les. J'ai hâte de savoir ce qu'ils ont à dire sur la marque autour de son poignet. » Sans attendre une minute de plus, il place leurs deux sacs dans la voiture et grimpe au volant de son vieux truck. « Nora... » L'homme tente une dernière fois de te rappeler, la voix brisée. Un sentiment de culpabilité s'empare soudain de toi, alors qu'ils te regardent tous les deux. « Arrête papa, c'est trop tard. » Tu essuies violemment une larme qui coule sur ton visage et grimpe aux côtés de ton frère. Tu t'interdit de pleurer pour cet homme que tu détestes.

do you feel cold and
lost in desperation?

T'as tout juste dix-huit ans quand t'entres dans la nouvel appart de River. Ton meilleur ami. Il est plus vieux, il a l'âge de se poser, d'être indépendant. Enfin, t'en es pas toujours certaine mais par miracle, il a trouvé un appart juste en face de chez Kodi et t'y vois désormais un nouvel endroit où passer toutes vos soirées. Tu te souviens encore du jour où River t'as dit tu n'as qu'à venir vivre avec moi, si tu veux. T'as jamais eu le regard plus illuminé qu'à ce moment-là. Tu leur avoueras jamais mais sans River, Kodi et Loan, t'as du mal à imaginer ce que serait devenue ton existence. Vous avez tout vécu, tout traversé ensemble. T'as le coeur étonnamment léger, quand t'es avec eux. T'aurais jamais pu penser qu'on puisse t'apprécier à ce point. Toi, l'enfant qui gueule sur tout et tout le monde. Tout comme t'aurais jamais pu penser avoir autant besoin d'eux. A vous quatre, rien n'y personne n'aurait pu vous arrêter. Le monde était à vous. Large sourire sur tes lèvres, ce à quoi t'as simplement répondu « D'accord. » L'appart est assez grand pour deux, heureusement. Et puis ça fait deux ans que tu squattes chez Don, t'imagines qu'il doit finir par en avoir marre. Tu sais très bien qu'il le dira jamais, parce que c'est Don, il est parfait, mais t'as parfois l'impression d'être une pièce en trop du puzzle. Don, Sawyer et toi. T'empêches le petit couple de vivre comme bon leur semble. Kodi passe la porte pour vous accueillir, Loan vous rejoint peu de temps après. Elle secoue une bouteille de vin qu'elle a ramené, et vous commandez une pizza, c'est la tradition. Et vous avez passé le reste de la soirée là, assis par terre dans le noir dans un grand appartement vide, à faire des plans sur la comète. T'as beau retourner la situation dans tous les sens, t'imagines pas vivre autrement qu'avec tes meilleurs amis autour de toi. Et pour la première fois de toute ta vie, t'as comme l'impression d'être enfin chez toi.